Pionnière des architectures en structure bois, Iwona Buczkowska démontre les capacités constructives du matériau et le plaisir qu’il procure à ses habitants. Elles offrent des espaces à la fois familiaux et intimes, ouverts et collectifs. Iwona Buczkowska pense l'habitat comme le lieu de convergence entre écologie et socialité. Partant de cette équation domestique, elle questionne la ville et ses évolutions à l'heure de sa nécessaire transition écologique en espérant que les leçons de frugalité et de communauté nourrissent son futur.

Iwona Buczkowska, logements du quartier Pierre-Sémard, 1986 - 1996, (« La Pièce pointue ») au Blanc-Mesnil (225 logements sociaux, commerces, ateliers d'artistes, parkings enterrés). DR


La Covid-19, les canicules démontrent l’insuffisance spatiale de nos solutions architecturales et urbaines modernes : des lieux standardisés et pauvres en termes d’usage ; des flux de piétons réduits à des circulations trop compactes, unidirectionnelles, donc imposées ; un entassement dans des habitations dédiées aux fonctionnalités de base (manger, dormir, s’installer devant la télé, etc.), où le rapport à l’extérieur, dans le meilleur des cas, se traduit par un balconnet riquiqui pour stocker quelques bouteilles de bière en hiver et quelques plantes en pot en été, mais ne permettant aucune activité…
Autant il a été impossible de prévoir la pandémie, autant l’insuffisance de nos villes a été amplement décrite, notamment dans les ouvrages de Thierry Paquot, Désastres urbains (La Découverte, 2015) ou La Folie des hauteurs (François Bourin, 2008). Que pouvons-nous attendre d’agglomérations où priment le mercantilisme et la spéculation financière ? Dans ce contexte, la vision communautaire utopiste, rarement réalisée, reste pleinement d’actualité.
Chacun rêve de cette ville qui, d’un geste protecteur et amical, pourrait prendre soin de ses habitants en toutes circonstances, de logements dépassant la simple notion d’abris chauffés, afin de procurer des émotions et du plaisir.
« La cité est une grande maison et, inversement, la maison elle-même est une toute petite cité dont les membres, à leur tour, peuvent être considérés comme de petits logis[1]. » Cette phrase de Leon Battista Alberti sera « réénoncée, quatre siècles plus tard, en termes pratiquement identiques, [par] le premier théoricien de l’urbanisme, Ildefonso Cerdà[2] ».
En des termes différents, Aldo van Eyck s’est lui aussi emparé du concept « maison est ville et ville est maison » : « Arbre est feuille et feuille est arbre – maison est ville et ville est maison – un arbre est un arbre mais il est aussi une grande feuille – une feuille est une feuille, mais elle est aussi un petit arbre – une ville n’est pas une ville tant qu’elle n’est pas une grande maison, une maison est une maison seulement si elle est aussi une petite ville[3]. »
L’homme-citoyen/citadin, son confort et son plaisir se trouvent au centre de cette pensée bienveillante basée sur le respect et l’attention vis-à-vis des gens. Pourtant, si le terme « cellule » constitue dans le langage actuel le synonyme de l’appartement, faisant ainsi référence (de manière sans doute inconsciente) à la cellule carcérale ou à celles du cancer, il démontre à quel point l’équilibre précieux entre la ville et son logis est difficile à atteindre.
Sans tomber dans la nostalgie des villes anciennes, leur complexité et l’attention qui y était portée à l’homme servent, dans certains cas, de leçon. Ainsi d’Apricale, une petite bourgade piétonne à flanc de colline dans la vallée de la Nervia, en Ligurie. Trois terrasses : la plus haute, plantée, est celle du prince ; un étage plus bas, il y a deux places minérales, décalées d’un niveau, chacune avec son église. Ces trois espaces sont dans une grande proximité visuelle. Sept ruelles rejoignent ce centre du village, sans qu’il soit facile de les détecter en vue aérienne, car les habitants ont choisi – peut-être était-ce aussi en raison de problèmes sismiques ou d’un terrain difficile – de construire au fur et à mesure de l’agrandissement des familles au-dessus des ruelles et venelles, produisant un jeu de clair-obscur. Les passants sont ainsi protégés des pluies en hiver et de la chaleur en été. Et si le Théâtre de Gênes a choisi ce cadre naturel de places et ruelles pour ses spectacles en août, c’est bien parce qu’il est propice à l’échange, à la communication. L’utile et l’agréable en même temps.

Notre vécu des mois de Covid-19 nous montre à quel point nous avons besoin de la nature, de rapports sociaux, de convivialité, d’échanges avec « l’autre ».
Cette évidence, de même que l’urgente nécessité d’une révolution écologique, se justifie aujourd’hui non seulement par les perspectives à moyen terme de réchauffement climatique, de pollution généralisée, de disparition des espèces et des richesses géologiques, mais devient désormais la priorité face à la menace de nouvelles pandémies génocidaires.
Veiller au réseau de voirie environnant, à la multiplicité des parcours piétons et aux liaisons entre les différentes zones, dans un registre subtil, c’est aussi porter attention aux relations spatiales et sociales à l’intérieur des bâtiments, à l’intérieur des logements, dont le négatif volumétrique sculptera l’extérieur. Tout « part » de l’intérieur, du centre, de l’homme. Il s’agit moins de rendre possibles des contacts physiques que de permettre de se voir, de briser visuellement les distances, afin de générer, selon Maurizio Vitta, « un autre type de relation entre la maison et l’habitant » (Iwona Buczkowska, Breathing Spaces, introduction Maurizio Vitta, l’Arca Edizioni 1999). À croire Italo Calvino, « le monde veut observer et être observé en même temps ».
Tous les logements sont différents. Leurs façades nombreuses et leurs orientations variées permettent de briser la monotonie du point de vue unique, multipliant les vues cadrées du paysage, à travers la toiture vers le ciel ou le plancher incliné vers le sol. Les logements se déploient sur plusieurs niveaux autour d’un vide sous pans obliques, bénéficiant d’un éclairage zénithal, de terrasses et jardins. On peut y jardiner, la nature y pénètre et on ne s’y ennuie jamais. Au fil de la journée, la lumière naturelle provient de nombreuses directions, y compris d’en haut. Les appartements sont dotés de volumes et de surfaces « en plus », pouvant si nécessaire être encore augmentés (les surfaces à exploiter sous les toitures d’une hauteur inférieure à 1,80 mètre ne sont pas prises en compte dans le calcul du loyer). On s’y isole facilement grâce à la multiplication des mezzanines, tout en restant en contact visuel si on le souhaite ; les parcours y sont fluides, on s’y croise peu. Ces lieux diversifiés incitent les usagers à l‘autonomisation et à l’inclusion. Ce sont des espaces qui respirent, que la lumière sculpte. À l’extérieur, la végétation reprend ses droits, transformant les espaces plantés en forêts – l’architecture agit en tant qu’intermédiaire, ouvrant de multiples perspectives.

Dans certaines écoles d’architecture, le thème de l’habitat collectif est peu abordé. Mal aimé par les enseignants, peu aimé par les élèves car trop standardisé, il se voit consacrer à peine un semestre en licence. Est alors transmis aux étudiants un abécédaire sommaire, qu’ils ne pourront ni approfondir, ni personnaliser au cours de leurs études. La notion de « plaisir d’habiter » constitue rarement l’axe de réflexion. Pourtant des réalisations intéressantes existent, qui pourraient servir de référence, même si, rapportées à la production globale de logements, elles sont rares. Ne faudrait-il pas davantage inciter les étudiants à déployer leur imaginaire dans leurs projets d’habitat et rompre avec la reprise mécanique des images standards qui nous entourent ? En tout cas, c’est le choix fait par l’université de Harvard, comme j’ai pu le constater en participant au rendu très intéressant des projets de bâtiments multifonctionnels d’un habitat postpandémie sous la direction de l’architecte Farshid Moussavi.

Aujourd’hui, il devient urgent de protéger la qualité de l’air de nos agglomérations, de repenser le système de transports en réduisant l’impact de la voiture, de diminuer les densités, d’accorder plus d’importance au végétal et, en parallèle, de revoir la conception de la cellule standardisée. En bref, il s’agit de révolutionner le mode de production de la ville. Car, si l’espace à lui seul ne suffit pas à définir l’architecture, si une étude pertinente ne doit négliger aucun facteur (urbain, social, économique, technique), il n’en reste pas moins que « l’espace interne », cet espace qui nous entoure et nous « comprend », constitue le critère principal d’appréciation d’un édifice et décide du « oui » ou du « non » de toute conclusion esthétique (voir Bruno Zevi).
Et les quelques lieux de ce type qui existent, grâce aux efforts d’architectes, de maîtres d’ouvrage, d’entreprises, doivent être protégés, entretenus, plutôt que d’envisager leur démolition malgré les protestations de nombreux professionnels et des habitants. Leurs avis comptent hélas peu face à la spéculation financière qui prétexte le « Grand Paris », aux verdissements par ci, par là, aux quelques labels à récolter – comme si le bien-être d’un espace pouvait se résumer à une simple addition de labels techniques. Ni la ville, ni la « cellule », son composant de base, ne peuvent être réduites à cette pauvreté d’usages sans dommages collatéraux. Isabelle Regnier a récemment dénoncé dans Le Monde « une ruse du marketing urbain » et le « saccage des oasis urbains[5] ». Jean-Philippe Vassal, dans un entretien accordé au même journal, affirme que le concept d’« architecture durable » doit commencer par l’entretien de l’existant plutôt que par sa démolition[6].
À l’heure où nous envisageons l’après-pandémie, nous devons mettre en question notre environnement bâti et, en particulier, le logement dans lequel nous vivons.
La ville, ce n’est pas l’urbanisme, puis l’architecture, puis le paysage. Faire la ville nécessite d’aborder ces trois domaines à la fois dès les premières études, car tout programme y est confronté. Pourrait-on ôter le paysage des projets de Frank Lloyd Wright ? Une trop grande spécialisation dans la construction de la ville n’aboutit pas forcément à un résultat performant. Il appartient à l’architecte de rassembler les approches pluridisciplinaires pour mettre en valeur son bâtiment par le biais d’un traitement sensible de ses espaces extérieurs. L’image négative de nos villes, le malaise que suscitent certaines agglomérations ne pourront pas évoluer sans mettre en question son élément de base : la cellule. La ville doit nous procurer du plaisir, celui d’y circuler, d’y travailler, d’y habiter, d’y rêver – tout simplement du plaisir à y vivre.
1. Leon Battista Alberti, De re ædificatori, 1485, livre 1, chap. 9.
2. Françoise Choay.
3. Aldo van Eyck, « Tree is Leaf and Leaf is Tree », diagramme, 1962.
4. À propos de leur origine, voir Monique Eleb et Lionel Engrand, La Maison des Français. Discours, imaginaires, modèles (1918-1970), Mardaga, 2020.
5. Isabelle Regnier, « “Verdir” Paris pour les JO 2024, une ruse du marketing urbain », Le Monde, 15 mars 2021.
6. « Prix Pritzker 2021 pour Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal : “Partout dans le monde, il y a cette folie de détruire” », propos recueillis par Isabelle Regnier, Le Monde, 16 mars 2021.
Iwona Buczkowska
Architecte et urbaniste française originaire de Pologne, Iwona Buczkowska conçoit des espaces de convivialité et de surprise. Depuis 2017 le projet des logements sociaux au Blanc Mesnil, et le Collège Pierre Sémard à Bobigny font partie intégrante du Patrimoine français de l’architecture contemporaine au sein des collections du musée de l’Architecture & du Patrimoine au Palais de Chaillot. Une exposition a été consacrée au projet du Blanc Mesnil dans ce même musée d’octobre 2016 à avril 2017 ; une sélection d’œuvres est actuellement exposée au sein du parcours permanent de la galerie d’architecture moderne et contemporaine. Son travail a été récompensé par des nombreuses publications et prix tels que la Médaille d’or et prix spécial à la cinquième biennale mondiale de l’Architecture (1989) ; la Médaille d’argent et prix Delarue (1994) et le Prix grand public de l’Architecture, palmarès de la région Ile-de-France (2003).